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Ceux qui restent

"L'expression "faire son deuil" connaît un succès croissant depuis quelques années. C'est une trouvaille de la langue qui, en quelque sorte, reflète le génie de l'inconscient. Car "faire son deuil" est un paradoxe absolu. Le deuil est par excellence un moment d'impuissance : un évènement réel nous percute et nous n'y pouvons rien. Or, le verbe "faire" sous-entendrait qu'on pourrait y opposer un acte, une volonté, quelque chose... Malgré nous, nous avons toujours besoin de croire que nous pouvons agir devant un évènement. Aussi révélatrice soit-elle, cette expression m'apparaît néanmoins inappropriée. Car il semble que, dans le deuil, tout le travail consiste plutôt à aller dans le sens de l'impuissance, de l'acceptation de la perte. Il s'agirait plutôt de "défaire son deuil". D'ailleurs, autrefois, dans les civilisations anciennes, les rites qui entouraient le deuil visaient un but précis : il s'agissait d'accepter qu'une part du vivant reste avec le mort, l'accompagne dans son périple avant de pouvoir revenir vers les vivants. Cette déposition hors de soi est nécessaire pour que le deuil ait lieu. Concrétement, cela se traduit par le fait qu'on arrive de nouveau à rêver du mort, que l'on puisse parler de lui. On croit souvent que beaucoup évoquer un mort indique à quel point il est en nous. Mais c'est le contraire. C'est le signe paradoxal qu'on arrive à se défaire de lui. Pour pouvoir rêver ou nommer, il faut un minimum de distance. Les deuils les plus traumatiques sont les deuils non prononcés ou non prononçables. Quand il y a une fusion complète avec le défunt, on ne le voit même pas en songe.


Pour Freud, le deuil fait signe vers la mélancolie. Pour comprendre cela, il faut revenir aux premières heures de notre existence. Tout être humain, au moment de la naissance, du sevrage, fait l'expérience insupportable de la séparation du premier objet aimé, la mère. Le mélancolique n'arrive pas à se déprendre de cette perte première. "L'ombre de l'objet tombe sur le moi" dit Freud. Chez la personne endeuillée, dans les premiers temps, il se passe la même chose que chez le mélancolique : un sentiment de vide, d'absence, de tristesse, comme si le temps était arrêté, que la perte était éternelle. L'objet aimé reste en nous, on n'arrive pas à se défaire de lui. Tout le travail du deuil va consister en un mécanisme de sevrage. Il va falloir se sevrer peu à peu de la présence qu'a déposée en nous l'autre, laquelle s'incarne sous la forme de souvenirs, de lieux, de vêtements, de mille détails, etc. Et, peu à peu, le temps va faire son oeuvre.


Mais la société actuelle ne facilite pas la tâche. Elle est dans l'escamotage de la mort. Il faut vite faire son deuil comme il faut vite accoucher. Autrefois, on veillait un mort, on signalait son décès par un drap noir sur les habitations, par ses habits. Le deuil durait quarante jours, c'était un temps qui échappait au social, au travail. Mais aujourd'hui, notre société doit "tourner" vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tout temps qui échappe au travail est un temps perdu. Dans une logique consumériste, il faut toujours que nous consommions plus d'objets, de loisirs. Par ailleurs, ce temps du deuil est aussi mal vu, car c'est une période de remémoration. On se souvient, on pense au mort, on fait des bilans. Tout cela vous place dans un registre métaphysique qui favorise la pensée et la vie, paradoxalement. Ce sont des moments intenses, rares, où il y a une connexion fructueuse entre l'émotion et la pensée? Quelqu'un qui est ému et qui pense en même temps est plus libre que la moyenne.

Le temps du deuil est un temps subversif."


Anne DUFOURMANTELLE - Psychanalyste et philosophe

in Ceux qui restent dossier de Philosophie magazine n°84 - Novembre 2014

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